Trajectoires développementales, conséquences et risques associés à la violence et à l’intimidation à l’école

L’étude des relations d’intimidation s’est traditionnellement attardée davantage à la dyade formée par l’auteur et sa victime. Plus récemment, elle a porté un regard sur les élèves à la fois victimes et auteurs, ainsi que sur les témoins d’incidents. Cependant, quel que soit leur rôle ou statut, il est important de reconnaître que tous les élèves impliqués sont à risque de développer des problèmes d’adaptation sociale et de compromettre certains aspects de leur développement socioémotionnel, si les problèmes vécus tendent à persister.

Certains élèves rapportent être la cible de mauvais traitements récurrents de la part de leurs pairs sans toutefois en perpétrer à leur tour. On reconnaît notamment que les jeunes présentant des situations de handicaps, de même que ceux faisant partie de minorités sexuelles ou de minorités ethniques, sont plus susceptibles d’être victimisés à l’adolescence [67–69]. De nombreuses recherches montrent que la victimisation par les pairs est source d’une grande détresse psychologique pouvant affecter négativement le bien-être de l’individu, sa réussite scolaire et sa capacité d’adaptation ultérieure [70,71]. L’élève victimisé est plus souvent isolé, exclu et rejeté par ses pairs que les élèves non impliqués. Cependant, il demeure difficile de déterminer dans quelle mesure l’isolement de la victime précède et facilite l’intensification des incidents ou découle des mauvais traitements subis [72]. L’élève victime d’intimidation durant sa scolarisation sera ultimement plus à risque de connaître des problèmes d’intégration sociale dans son milieu de travail et d’être victimisé dans ses relations amoureuses à l’adolescence et à l’âge adulte [73,74]. La persistance des symptômes à l’âge adulte serait toutefois modérée de façon importante par le soutien reçu durant l’adolescence [75]. Malheureusement, les jeunes confrontés à la victimisation par les pairs à l’école sont encore trop nombreux à préférer ne pas rechercher l’aide de leurs parents ou de leurs enseignants, souvent en raison de la honte ressentie ou parce qu’ils craignent que l’intervention d’un adulte ne complique davantage leur situation [76].

À l’opposé, certains élèves utilisent de façon récurrente des modes opératoires agressifs tout en évitant d’être victimisés à leur tour. En vieillissant, l’élève qui est auteur de conduites d’intimidation a tendance à démontrer peu d’intérêt pour le bien-être de ceux qui sont lésés par ses actions lorsqu’il cherche à améliorer ou à solidifier son positionnement social [77]. Ce dernier semble également habile à cibler des élèves qui pourront difficilement se défendre et à inhiber ses comportements agressifs lorsque le contexte ne lui est pas favorable, ce qui le rend difficile à prendre sur le fait [65]. Il a été rapporté que l’élève qui intimide fréquemment est lui-même plus susceptible de présenter certaines manifestations de mal-être (solitude, dépression, désintérêt pour l’école, consommation excessive d’alcool ou de drogues) que les élèves non impliqués. Cependant, il n’est pas clair dans quelle mesure celles-ci constituent des conséquences directes de ses rapports avec autrui ou sont liées à des conditions préexistantes, telles des difficultés familiales [115]. Finalement, plusieurs études indiquent que l’élève auteur d’actes d’intimidation en contexte scolaire a tendance à conserver ce mode d’action à long terme et à utiliser ces stratégies dans ses interactions en ligne, dans ses relations amoureuses à l’adolescence, et plus tard à les transposer dans son milieu de travail [74,78].

Le fait d’être identifié comme étant fréquemment la cible et l’auteur de conduites d’intimidation est associé à un portrait important de conditions adverses et de problèmes comportementaux internalisés (ex. : dépression, anxiété) et externalisés (ex. : agression, hyperactivité) [79]. Contrairement au jeune uniquement auteur d’actes d’intimidation, cet élève démontre souvent plus de difficulté à inhiber ses comportements agressifs lorsqu’il se sent provoqué, ainsi que plus de difficultés sur le plan de la réussite scolaire, ce qui nuit grandement à son intégration en milieu scolaire [80]. En somme, l’élève qui est fréquemment victime de ses pairs et qui intimide fréquemment à son tour compile les risques et les difficultés associés à ces deux profils. Cependant, celui-ci rapporte plus souvent provenir d’un milieu familial touché par la violence, et recevoir peu de soutien de ses pairs et des adultes de l’école, ce qui peut contribuer au fait que l’auteur-victime demeure souvent impliqué dans des relations d’intimidation sur de plus longues périodes [81,82].

Puisque les incidents d’intimidation se déroulent rarement en secret, certains élèves se trouvent marginalement impliqués sans toutefois être auteurs ou victimes. La plupart d’entre eux assistent à l’agression sans intervenir, et leur passivité permet difficilement d’estimer leur disposition à l’égard de la victime ou de l’auteur des gestes [83]. Les impacts de l’exposition directe aux dynamiques d’intimidation en milieu scolaire sont complexes. En effet, celle-ci aurait été associée à la fois à des sentiments négatifs (ex. : peur, dérangement dans les activités scolaires) et à des expériences plaisantes (ex. : humour, sentiment de faire partie du groupe) chez les jeunes témoins [84,85]. Dans une perspective d’autorégulation comportementale, des chercheurs rapportent un processus de désensibilisation et de désinhibition qui faciliterait la banalisation des conduites d’intimidation par les élèves y étant souvent exposés [86,87]. De ce fait, certains jeunes semblent disposés à encourager ou à aider l’instigateur d’un incident d’intimidation [83].

À l’inverse, d’autres jeunes ont tendance à prendre la défense d’élèves victimisés en tentant de leur apporter leur soutien ou en mettant fin à un incident [83]. Ces jeunes démontrent généralement de bonnes habiletés sociales associées à un fort sentiment d’efficacité dans l’usage de stratégies prosociales, ainsi qu’une réputation positive auprès de leurs pairs leur permettant de parvenir à leurs fins sans voir l’auteur de l’incident d’intimidation se retourner contre eux lorsqu’ils choisissent d’intervenir [88]. Contrairement à la popularité des jeunes qui intimident sans toutefois être victimisés, qui s’avère souvent liée au maintien d’un statut social enviable, la popularité de ceux qui portent assistance aux autres découlerait davantage de leur amabilité et de l’appréciation que leur portent leurs pairs [89].

Finalement, les adultes de l’école comptent aussi souvent parmi les témoins de la victimisation vécue à l’école. Si certains considèrent encore l’intimidation comme un aspect normal de la vie sociale, la plupart des enseignants se disent sensibles aux conséquences qui s’y rattachent [90]. Toutefois, plusieurs ne parviennent pas à reconnaître la gravité des incidents dont ils sont témoins ou se sentent insuffisamment formés pour intervenir, ce qui contribuerait à expliquer pourquoi ils connaissent de la difficulté à mettre fin aux dynamiques de violence à l’école [91]. Tout comme les élèves, les membres du personnel scolaire sont affectés par les incidents d’intimidation dont ils sont témoins et peuvent développer des sentiments de culpabilité, d’impuissance et de peur à l’égard des élèves qui intimident [92].

Le rôle du milieu scolaire dans l’émergence et le maintien des conduites agressives et de la victimisation

Comme nous l’avons mentionné, les différentes trajectoires développementales associées aux mécanismes de l’autorégulation socioémotionnelle sont tributaires de la qualité des ressources éducatives, relationnelles et humaines disponibles. À cet égard, bien qu’il existe une continuité sur le plan des conduites exprimées entre les différents milieux de vie (famille, école, communauté, etc.), la prévalence de violence et d’intimidation dans un environnement scolaire sera également influencée par les conditions du milieu immédiat [93]. C’est la raison pour laquelle la compréhension des facteurs d’influence et des mécanismes menant à l’émergence et au maintien de l’agression, de même que des efforts à mettre en place pour en assurer la réduction et la prévention, doit nécessairement se concevoir à l’intérieur d’une vision écologique.

Cohen [94] et ses collaborateurs [95] ont développé un modèle qui permet de prendre en compte les différentes caractéristiques de l’environnement scolaire. Le modèle comporte 14 composantes regroupées à l’intérieur de cinq dimensions distinctes, mais interdépendantes : 1) le cadre sécuritaire et ordonné du milieu éducatif; 2) les conditions d’enseignement et d’apprentissage; 3) la qualité des relations interpersonnelles (entre les adultes et les élèves, entre les élèves et entre les adultes); 4) la qualité de l’environnement physique et social et le degré d’attachement à l’égard de ce dernier (sentiment d’appartenance); 5) la qualité de l’équipe collaborative. La figure 2 présente une vision schématique du modèle de Cohen, adaptée par Beaumont et ses collaborateurs [14]. 

Figure 2 - Les 14 composantes du climat scolaire

 

C’est à partir des cinq dimensions mentionnées que s’organise la mise en œuvre de mesures préventives et d’intervention visant à contrer les manifestations de violence en milieu scolaire. Par exemple, la première dimension (cadre sécuritaire et ordonné du milieu éducatif) fait directement référence aux conditions d’encadrement et d’application des règlements et du code de vie de l’école. Elle concerne également toute procédure visant à intervenir en situation de crise pour réduire rapidement les conséquences négatives de tels événements. La deuxième dimension (conditions d’enseignement et d’apprentissage) fait directement référence aux programmes pouvant être mis en œuvre pour réduire ou prévenir les comportements agressifs (ex. : un programme visant le développement des apprentissages socioémotionnels). Ainsi, il n’est pas surprenant que le climat scolaire ait été identifié comme un élément crucial de la compréhension des manifestations de violence et des dynamiques d’intimidation à l’école [96,97].

Bien qu’il existe d’autres modèles intégrant un ensemble de dimensions pour mener des actions de prévention [98,99], tous ont misé sur une vision d’ensemble du phénomène de la violence en milieu scolaire à travers des éléments spécifiques qui caractérisent ce milieu. Cette vision écologique nous permet de concevoir la prévention et l’intervention dans le cadre d’une série d’actions concertées et complémentaires agissant sur différentes dimensions et sujettes à l’évaluation.