Ingestion de fertilisant domestique causant une hyperkaliémie sévère

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Auteur(s)
René Blais
M.D., FRCPC, ABMT, Directeur médical, Centre antipoison du Québec
Méryem Karzazi
M.D., Interniste, CSSS de Beauce

Résumé

On a toujours considéré comme relativement inoffensives les ingestions de fertilisants domestiques sans pesticides. On croyait aussi que la composition exacte du produit était inscrite sur le contenant. L’ingestion d’une grande quantité d’un fertilisant tout usage par une personne déficiente intellectuelle et l’hyperkaliémie sévère qui a suivi ont conduit à une révision en profondeur de la façon d’aborder ce genre d’événement.

Introduction

Les fertilisants domestiques sans pesticides sont généralement considérés comme peu toxiques. Le fabricant indique le plus souvent sur l’emballage les concentrations en azote total (N), en phosphate assimilable (P2O5) et en potasse soluble (K2O), exprimées en pourcentage. Par conséquent, dans 100 grammes d’un engrais 20-20-20, on retrouvera 20 grammes d’azote, de potasse et de phosphate. Il serait toutefois erroné de croire que ces ingrédients ne sont assimilables que par les végétaux. En réalité, il n’y a ni K2O, ni P2O5 dans les fertilisants domestiques, mais l’ingestion d’une grande quantité de ce genre de produit pourrait être fatale.

L’objectif de cet article est de présenter un cas d’empoisonnement suivant l’ingestion d’un fertilisant domestique et de faire un bref retour sur le traitement de l’hyperkaliémie.

Présentation d’un cas 

Une dame de 62 ans, connue pour schizophrénie et déficience intellectuelle, a été amenée dans un CLSC après qu’elle eût bu le contenu d’une bouteille contenant 567 grammes d’un fertilisant domestique concentré 12-4-8 Miracle-Gro LiquaFeedmd tout usage à un moment indéterminé. Elle avait vomi une fois, mais était redevenue asymptomatique. Ses signes vitaux étaient normaux, ainsi que le reste de l’examen physique.

Le Centre antipoison du Québec (CAPQ) fut alors consulté. Considérant la faible toxicité des fertilisants domestiques sans pesticides, on conclut que l’ingestion avait sans doute seulement causé une irritation gastrique. La patiente a été libérée et on conseilla de consulter en milieu hospitalier si elle vomissait à nouveau ou si de nouveaux symptômes apparaissaient.

Deux heures plus tard, le CAPQ était de nouveau contacté, cette fois-ci par le médecin d’un service des urgences qui venait de l’examiner. Il voulait faire part que non seulement elle avait vomi à nouveau, mais qu’en plus, elle présentait plusieurs anomalies sanguines : potassium 9,8 mmol/L (normale : 3,5-5 mmol/L), azote uréique 33,6 mmol/L (normale : 2,5-8 mmol/L), chlore 123 mmol/L (normale : 95-110 mmol/L), bicarbonate 18 mmol/L (normale : 23-28 mmol/L). Les concentrations du calcium, du magnésium et des phosphates étaient normales. L’électrocardiogramme (ECG) de l’arrivée montrait des anomalies compatibles avec une hyperkaliémie (figure 1, voir version PDF). Cette dernière fut traitée de façon conventionnelle, avec un retour à une valeur normale en 8 heures, alors que l’ECG s’était normalisé en une heure environ. Par contre, l’acidose hyperchlorémique s’améliora, mais ne se corrigea pas complètement, probablement parce que la patiente était traitée avec du topiramate.(1)

Discussion

Retour sur le cas clinique

La « fiche technique santé sécurité » du produit, obtenue peu après du fabricant, semblait rassurante. On pouvait y lire que « ce produit n’est pas considéré dangereux par la OSHA Hazard Communication Standard (20 CFR 1910. 1200) ».(2) Toutefois, on ajoutait plus loin « Aucun ingrédient dangereux d’après les critères du SIMDUT. Ce produit contient les ingrédients non dangereux suivant : l’urée, phosphate de potassium, chlorure de potassium, avec oligo-éléments de manganèse et zinc-EDTA ». Par contre, il était bien indiqué sur le contenant qu’il ne fallait pas avaler le produit.

Ce cas illustre bien les risques associés au mésusage de produits qui peuvent sembler inoffensifs à première vue. Comme le disait Paracelse, c’est la dose qui fait le poison. De plus, la liste d’ingrédients inscrite sur le contenant ne reflète pas nécessairement la composition exacte de ce dernier. Par contre, il ne faut pas oublier que si on peut lire sur le contenant « Azote total 12 %, phosphate assimilable 4 % et potasse soluble 8 % », cela signifie qu’un contenant de 567 grammes renfermera environ 68 grammes d’azote, 23 grammes de phosphates et 45 grammes de potasse. En rétrospective, on peut conclure que l’azote et le potassium qui composent l’engrais ont été absorbés au moins en partie et que l’hyperazotémie et l’hyperkaliémie qui ont suivi sont logiques. L’absence d’hyperphosphatémie est peut-être explicable par la capacité du rein à éliminer les phosphates.

Traitement de l’hyperkaliémie

L’augmentation isolée de l’apport en potassium n’est pas une cause fréquente d’hyperkaliémie à moins qu’elle ne soit aiguë et massive, comme dans le cas de cette patiente. La diminution du potentiel de repos membranaire induite par l’hyperkaliémie entraîne l’inactivation des canaux sodiques et diminue l’excitabilité de la membrane.(3)

Les manifestations les plus sérieuses de l’hyperkaliémie sont la faiblesse ou la paralysie musculaire(4), les anomalies de la conduction cardiaque et les arythmies cardiaques incluant la bradycardie sinusale, l’arrêt sinusal, les rythmes idio-ventriculaires lents, la tachycardie ventriculaire, la fibrillation ventriculaire et l’asystolie.(5,6) Ces manifestations surviennent habituellement lorsque la kaliémie est supérieure ou égale à 7,0 mmol/L. Des anomalies électrocardiographiques caractéristiques sont alors observées, à savoir : en premier des ondes T hautes et pointues, un intervalle PQ court ensuite un allongement du PR et un élargissement du QRS. Ultimement, l’onde P peut disparaître, le QRS s’élargira davantage jusqu’à l’absence totale d’activité électrique.(7)

Le traitement de cette condition doit donc être instauré sans délai.

La première étape du traitement consiste à antagoniser les effets du potassium sur la membrane cellulaire en donnant du calcium sous forme de chlorure ou de gluconate.(8) Le chlorure de calcium contient trois fois plus de calcium élémentaire que le gluconate (270 comparativement à 93 mg dans 10 ml de solution à 10 %). Dix millitres de solution à 10 % (soit 1 gramme) doit être administré par voie intraveineuse (IV) directe en 2 à 3 minutes, sous monitorage cardiaque constant. La dose peut être répétée après 5 minutes si les anomalies de l’ECG persistent ou récidivent.

L’effet du calcium IV débute après quelques minutes, mais est de courte durée (de 30 à 60 minutes). Ainsi, le calcium ne doit pas être donné en monothérapie, mais plutôt associé à des agents qui font entrer le potassium dans les cellules, c’est-à-dire l’insuline-glucose, les agonistes bêta-2-adrénergiques, ou encore le bicarbonate de sodium.

L’insuline diminue la kaliémie en augmentant l’activité de la pompe
Na-K-ATPase.(9,10) Du glucose est administré simultanément pour prévenir l’hypoglycémie. La glycémie doit être mesurée une heure après l’injection d’insuline. Un bolus de 10 unités d’insuline régulière est habituellement administré IV directe suivi immédiatement d’une ampoule de 50 ml de dextrose 50 % (25 g de glucose). L’effet de l’insuline débute en 10 à 20 minutes, est maximal en 30 à 60 minutes et dure de 4 à 6 heures.(11,12,13) Chez presque tous les patients, la kaliémie devrait baisser de 0,5 à 1,2 mmol/L.(13,14)

Les agonistes bêta-2-adrénergiques activent la pompe Na-K-ATPase et font baisser la kaliémie de 0,5 à 1,5 mmol/L.(8,9,15,16) Le salbutamol peut être administré à raison de 10 à 20 mg dans 4 ml de salin 0,9 % en nébulisation sur 10 minutes ou à une dose de 0,5 mg IV. L’effet maximal est observé 30 minutes après l’injection IV et 90 minutes après la nébulisation.

Le salbutamol, l’insuline et le glucose ont un effet additif et diminuent la kaliémie d’environ 1,2 à 1,5 mmol/L.(11,13,17)

L’augmentation du pH systémique par le bicarbonate de sodium induit une libération d’ions H+ intracellulaires (effet tampon) en échange d’ions K+ afin de maintenir l’électroneutralité de la cellule.(18) Le bicarbonate est généralement administré à raison de 150 mmol (3 ampoules de 50 mmol) dans 850 ml de dextrose 5 % (volume final de 1000 ml) en perfusion IV continue sur 2 à 4 heures.

Lorsque les mesures précédentes sont insuffisantes pour normaliser la kaliémie, il peut être utile d’essayer d’accélérer l’excrétion du potassium soit par les reins (diurétiques, hémodialyse) ou par voie intestinale (résines échangeuses de cation).

Les diurétiques de l’anse et les thiazides induisent une kaliurèse chez les patients avec une fonction rénale normale ou modérément diminuée. Cependant, les patients avec une hyperkaliémie persistante ont généralement une altération de la sécrétion rénale de potassium et aucune étude n’a réussi à démontrer de réponse clinique significative à court terme au traitement diurétique.

L’hémodialyse, quant à elle, est à privilégier dans les cas d’hyperkaliémie sévère persistante, car elle permet une extraction beaucoup plus rapide du potassium comparativement à la dialyse péritonéale (environ 25 à 50 mmol de potassium par heure).(9,12)

Les résines échangeuses de cations (sulfonate de polystyrène sodique), qui sont des hypokaliémiants efficaces à doses répétées, sont habituellement peu utiles dans l’hyperkaliémie aiguë sévère en raison de leur délai d’action retardé(19,20) et d’un risque non négligeable de nécrose intestinale.(21) Elles sont habituellement données en ajout au calcium, à l’insuline, au glucose et au bicarbonate de sodium, lorsque la kaliémie demeure élevée malgré ces thérapies et que l’hémodialyse n’est pas disponible.

Un monitorage cardiaque continu est impératif chez tous les patients ayant une hyperkaliémie qui nécessite des thérapies à action rapide. La kaliémie doit être mesurée 1 à 2 heures après le début du traitement et ensuite selon la réponse au traitement.

Conclusion

Il ne faut plus considérer comme banales les ingestions de fertilisants domestiques, car d’une part ils contiennent de l’azote, souvent sous forme d’urée, ainsi que des phosphates et des sels de potassium qui sont très bien absorbés. Si l’ingestion est très importante, des anomalies physiques (surtout cardiaques) et biochimiques (surtout l’hyperkaliémie) graves peuvent survenir. L’approche thérapeutique se concentrera particulièrement sur l’hyperkaliémie, qui sera traitée de façon habituelle. Il serait souhaitable que les fabricants de fertilisants écrivent la composition réelle de leurs produits directement sur les contenants.

Pour toute correspondance

René Blais
Centre antipoison du Québec
1270, chemin Sainte-Foy, Pavillon Jeffery-Hale, 4e étage
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Courriel : [email protected]

Références 

  1. Mathews KD, Stark JE, Hyperchloremic, normal anion-gap, metabolic acidosis due to topiramate. Am J Health Syst Pharm. 2008;65:1430-4.
  2. Miracle Gro LiquaFeed engrais concentré tout usage 12-4-8, fiche technique santé sécurité. [En ligne] http://www.dunvegangardens.ca/MSDS/Gardens%20-%20LiquaFeed%20All%20Purpose%20Plant%20Food%20Concentrate%2012-4.pdf (consulté le 2013-06-05).
  3. Berne RM, Levy MN. Cardiovascular Physiology, 4th Ed, Mosby, St Louis 198.
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  8. Braun HA, Van Horne R, Bettinger JC, Bellet S. The influence of hypocalcemia induced by sodium ethylenediamine tetraacetate on the toxicity of potassium; an experimental study. J Lab Clin Med 1955;46:544.
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Blais R, Karzazi M. Ingestion de fertilisant domestique causant une hyperkaliémie sévère. Bulletin d’information toxicologique 2013;29(3):92-97. [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/ingestion-de-fertilisant-d…

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 29, Numéro 3, juillet 2013