Intoxication fatale aux graines de laurier jaune

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Auteur(s)
Martin Laliberté
M.D., M. Sc, FRCPC, FACMT, Urgentologue, Centre universitaire de Santé McGill, Consultant en toxicologie clinique, Centre antipoison du Québec, Président, Association canadienne des centres antipoison

Introduction

L’intoxication involontaire par les plantes est un problème pour lequel les centres antipoison sont fréquemment consultés(1). En effet, en 2010, le Centre antipoison du Québec (CAPQ) a reçu plus de 1256 appels à la suite de l’exposition à des plantes. Dans la grande majorité des cas, ces expositions surviennent chez les jeunes enfants et le risque de toxicité significative et de mortalité est faible. Les décès reliés à une intoxication volontaire par les plantes sont rares dans les pays occidentaux mais nombreux ailleurs dans le monde. Le laurier jaune, Thevetia peruviana, est une plante ornementale que l’on retrouve surtout dans les pays tropicaux. Au Sri Lanka, les intoxications volontaires avec les graines de laurier jaune sont fréquentes et sont responsables de plusieurs décès chaque année(2). Nous décrivons ci-dessous un cas exceptionnel d’une intoxication fatale aux graines de laurier jaune pour lequel le CAPQ a été consulté.

Description d’un cas

Un patient de 24 ans sans antécédents médicaux est amené par ambulance à l’urgence d’un centre hospitalier à la suite de l’ingestion volontaire de 35 graines de laurier jaune deux heures auparavant. Le patient s’était procuré les graines via Internet environ un mois auparavant.

À son admission à l’urgence, le patient présente des nausées et des vomissements importants ainsi que des douleurs abdominales. Sa tension artérielle est à 112/65 mmHg et sa fréquence cardiaque est à 106 par minute. Quelques minutes après son arrivée, le patient devient pâle et diaphorétique et il présente au moniteur cardiaque une bradycardie sinusale à 40 par minute. Une dose de 0,6 mg d’atropine intraveineuse est immédiatement administrée et sa fréquence cardiaque se corrige à 90 par minute. Le CAPQ est contacté et recommande l’administration de cinq fioles d’anticorps spécifiques de la digoxine par voie intraveineuse ainsi qu’une dose de 50 g de charbon de bois activé par voie orale. À la suite de l’administration des anticorps, l’état clinique du patient se stabilise avec une tension artérielle à 100/60 mmHg et une fréquence cardiaque à 90 par minute.

Au moment de l’admission, le potassium est à 5,2 mmol/l et la créatinine est à 127 µmol/l. La digoxinémie initiale est à 1,9 nmol/l. Les autres analyses toxicologiques sont négatives. L’électrocardiogramme démontre la présence d’une fibrillation auriculaire à 110 par minute et un élargissement du QRS avec une morphologie de bloc de branche droit.

Le CAPQ recommande de poursuivre l’administration de charbon de bois activé selon la tolérance du patient. En raison de la présence de vomissements, l’administration du charbon de bois activé est difficile, un tube nasogastrique doit être installé. Le patient est admis à l’unité de soins intensifs cinq heures après l’ingestion. Deux heures plus tard, il présente un deuxième épisode de fibrillation auriculaire à 30 par minute. Il reçoit une dose d’atropine 0,6 mg ainsi qu’une deuxième dose de cinq fioles d’anticorps spécifiques de la digoxine, la fréquence cardiaque se stabilise à nouveau à 60 par minute.

Onze heures postingestion, le patient subit un nouvel épisode de fibrillation auriculaire lente à 30 par minute avec chute de la tension artérielle. La bradycardie se corrige avec l’administration d’atropine. L’électrocardiogramme démontre alors la présence d’un bloc auriculoventriculaire du deuxième degré Mobitz 2. À ce moment, la créatinine est à 164 µmol/l et le potassium est à 5,9 mmol/l. Le patient reçoit une troisième dose de cinq fioles d’anticorps spécifiques de la digoxine et, pour le traitement de l’hyperkaliémie, 30 g de résine de sulfonate de polystyrène par tube nasogastrique, dix unités d’insuline régulière avec 25 g de dextrose par voie intraveineuse ainsi qu’une perfusion de bicarbonate de sodium.

Deux heures plus tard, le patient présente une tachycardie ventriculaire suivie d’une fibrillation ventriculaire et d’une asystolie. Les manoeuvres de réanimation cardiorespiratoire sont appliquées immédiatement et le patient reçoit de l’atropine, de l’épinéphrine, des ampoules de bicarbonate de sodium et une dose supplémentaire de cinq fioles d’anticorps spécifiques de la digoxine. Les interventions ne sont pas efficaces et malgré des efforts prolongés de réanimation, le patient décède environ treize heures après l’ingestion.

Discussion

L’ingestion volontaire de graines de laurier jaune est responsable d’un grand nombre d’intoxications et de plusieurs décès chaque année en Asie du Sud-Est(3). Le risque de mortalité est estimé à environ 10 % des cas. L’ingestion de graines de laurier jaune produit des effets toxiques similaires à ceux de la digitale. Les graines de laurier jaune contiennent plusieurs glycosides cardiaques comme les thévétine A et B et la nériifoline qui sont responsables des effets toxiques. On retrouve des glycosides cardiaques dans toutes les parties de la plante, mais ce sont les graines et les racines qui en contiennent les plus grandes quantités.

La présentation clinique d’une intoxication aux graines de laurier jaune est bien connue. Quelques heures après l’ingestion, le patient pourrait manifester des nausées et des vomissements, des douleurs abdominales, de la diarrhée et de l’agitation. Ce sont les effets toxiques cardiaques des glycosides du laurier jaune qui mettent en danger la vie du patient. Plusieurs types d’arythmies peuvent être rencontrées : extrasystoles ventriculaires, bradycardie sinusale, bloc auriculoventriculaire, fibrillation et flutter auriculaire, tachycardie auriculaire et jonctionnelle,  tachycardie ventriculaire bidirectionnelle, fibrillation ventriculaire et asystolie. Comme pour la digoxine, les effets toxiques cardiaques des glycosides du laurier jaune sont principalement secondaires à l’inhibition de l’ATPase membranaire qui conduit à une augmentation de la concentration intracellulaire de calcium et à une augmentation du risque d’arythmies(4).

Pour les analyses de laboratoire, on pourra retrouver une hyperkaliémie et une hypermagnésémie. La digoxinémie sera habituellement élevée, mais il n’existe pas de corrélation entre la concentration mesurée et la sévérité de l’intoxication ou le risque de complications. On considère généralement qu’une ingestion de plus de huit à dix graines de laurier jaune est potentiellement létale, mais il n’existe pas de corrélation bien établie entre le nombre de graines ingérées et le risque de mortalité, probablement en raison de la concentration naturellement variable en glycosides cardiaques d’une plante à une autre(5).

La prise en charge initiale d’une ingestion de graines de laurier jaune devrait suivre les principes habituels de réanimation toxicologique. Dès son admission au service des urgences, le patient doit être dirigé en salle de réanimation. En présence d’un état de conscience diminué ou d’une instabilité hémodynamique, les voies respiratoires du patient devraient être protégées par intubation endotrachéale. Une réanimation liquidienne adéquate sera habituellement nécessaire étant donné les vomissements répétitifs. Les vomissements pourront être contrôlés avec des antiémétiques comme le métoclopramide ou l’odansétron. En raison du risque d’arythmie, un monitoring cardiaque devra être maintenu pour une période minimale de 24 heures. Les arythmies cardiaques, l’hyperkaliémie et les vomissements importants doivent être considérés comme des manifestations toxiques majeures qui nécessitent une admission à l’unité de soins intensifs(4).

Comme dans le cas d’une intoxication à la digoxine, l’ingestion de graines de laurier jaune peut être associée à une hyperkaliémie qui, dans ce contexte, constitue un facteur de mauvais pronostic. L’hyperkaliémie associée à une ingestion de graines de laurier jaune devra être traitée avec l’administration d’insuline régulière et de dextrose par voie intraveineuse. L’insuline corrigera l’hyperkaliémie en favorisant l’entrée du potassium dans la cellule et son utilisation est considérée comme bénéfique dans le contexte d’une intoxication à la digoxine(6).

Une résine de sulfonate de polystyrène souvent utilisée dans le traitement de l’hyperkaliémie n’est pas indiquée, car l’hyperkaliémie rencontrée dans l’intoxication aux glycosides cardiaques est secondaire à la sortie du potassium de la cellule et non à un excès de potassium dans l’organisme.

L’utilité du charbon de bois activé comme modalité de décontamination gastro-intestinale lors d’une ingestion de graines de laurier jaune demeure un sujet controversé. L’administration de charbon de bois activé vise à prévenir l’absorption gastro-intestinale et à interrompre la recirculation entérohépatique des glycosides. Son usage est bien documenté pour le traitement de l’intoxication à la digoxine. Cependant, en ce qui concerne l’ingestion de graines de laurier jaune, les essais cliniques disponibles dans la littérature présentent des résultats contradictoires. Dans une étude publiée en 2003, Da Silva et collaborateurs ont démontré une diminution de la mortalité et des arythmies majeures avec l’utilisation du charbon de bois activé en doses répétées(3). Dans un essai clinique publié en 2008 comparant l’utilisation du charbon de bois activé en dose unique ou en doses répétées à un groupe contrôle sans charbon de bois, Eddelston et collaborateurs n’ont pas été en mesure de démontrer une diminution de la mortalité avec l’utilisation du charbon de bois activé(7). Il existe des différences méthodologiques importantes entre les deux essais cliniques et il est par conséquent difficile d’en comparer les résultats. Sur la base des données actuellement disponibles dans la littérature, il semble raisonnable de recommander l’administration d’une dose initiale de charbon de bois activé à la suite de l’ingestion de graines de laurier jaune avec l’utilisation au besoin d’un antiémétique.

Les bradyarythmies et tachyarythmies sont des manifestations potentiellement létales d’une intoxication aux graines de laurier jaune. Les bradyarythmies symptomatiques devraient être traitées avec de l’atropine, et au besoin d’un stimulateur cardiaque temporaire. L’utilisation de l’atropine pour la correction des bradyarythmies non symptomatiques n’est pas recommandée en raison de la possibilité d’une augmentation du risque de tachyarythmies subséquentes. L’utilisation d’un stimulateur cardiaque temporaire est recommandée pour le traitement des bradyarythmies persistantes, mais le bénéfice de cette intervention n’a jamais fait l’objet d’une évaluation rigoureuse. En ce qui concerne le traitement des tachyarythmies ventriculaires, l’efficacité des antiarythmiques n’est pas établie. La tachycardie ventriculaire instable devra être traitée par cardioversion électrique selon les protocoles habituels de réanimation.

L’administration des anticorps spécifiques de la digoxine est le traitement de choix de l’intoxication aux glycosides cardiaques en présence d’arythmie sévère et d’hyperkaliémie. Les anticorps spécifiques sont également d’une grande utilité dans le contexte d’une intoxication aux graines de laurier. L’efficacité des anticorps spécifiques de la digoxine par rapport au placebo dans le traitement des arythmies cardiaques majeures a été démontrée dans un essai clinique randomisé publié en 2000 par Eddelston et collaborateurs(8). Comme dans le cas d’une intoxication à la digoxine, la présence de bradyarythmies ou de tachyarythmies mettant la vie du patient en danger ainsi qu’une hyperkaliémie sont des indications d’administration des anticorps spécifiques. Même si la dose requise nécessaire pour renverser les effets cardiaques des glycosides cardiaques des graines de laurier n’est pas connue avec précision, une dose initiale de dix fioles constitue une option raisonnable. Il est possible que des doses supérieures à celles utilisées pour le traitement de l’intoxication à la digoxine soient nécessaires. Dans plusieurs cas, la disponibilité d’une quantité suffisante de l’antidote pourra s’avérer problématique.

Conclusion

En conclusion, l’intoxication volontaire avec le laurier jaune est fréquente dans les pays tropicaux, mais demeure rare au Québec. L’ingestion des graines de laurier jaune est associée à un risque élevé d’arythmies cardiaques et de décès. Le charbon de bois activé et les anticorps spécifiques de la digoxine sont des modalités thérapeutiques importantes dans le traitement de cette intoxication.

Pour toute correspondance

Martin Laliberté
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Références

  1. Krenzelok EP, Mrvos R. Friends and foes in the plant world: a profile of plant ingestions and fatalities. Clin Toxicol (Phila). 2011;29(3):142-9
  2. Eddleston M, Persson H. Acute plant poisoning and antitoxin antibodies. J Toxicol Clin Toxicol. 2003;41(3):309-15.
  3. de Silva HA, Fonseka MM, Pathmeswaran A, Alahakone DG, Ratnatilake GA, Gunatilake SB, Ranasinha CD, Lalloo DG, Aronson JK, de Silva HJ. Multiple-dose activated charcoal for treatment of yellow oleander poisoning: a single-blind, randomised, placebo-controlled trial. Lancet. 2003;361(9373):1935-8.
  4. Rajapakse S.Management of yellow oleander poisoning. Clin Toxicol (Phila). 2009;47(3):206-12.
  5. Bandara V, Weinstein SA, White J, Eddleston M. A review of the natural history, toxinology, diagnosis and clinical management of Nerium oleander (common oleander) and Thevetia peruviana (yellow oleander) poisoning. Toxicon. 2010;56(3):273-81. Epub 2010 May 8.
  6. Oubaassine R, Bilbault P, Roegel JC, Alexandre E, Sigrist S, Lavaux T, Jaeger A, Pinget M, Kessler L. Cardio protective effect of glucose-insulin infusion on acute digoxin toxicity in rat. Toxicology. 2006;224(3):238-43. Epub 2006 Apr 27.
  7. Eddleston M, Juszczak E, Buckley NA, Senarathna L, Mohamed F, Dissanayake W, Hittarage A, Azher S, Jeganathan K, Jayamanne S, Sheriff MR, Warrell DA; Ox-Col Poisoning Study collaborators. Multiple-dose activated charcoal in acute self-poisoning: a randomised controlled trial. Lancet. 2008;371(9612):579-87.
  8. Eddleston M, Rajapakse S, Rajakanthan, Jayalath S, Sjöström L, Santharaj W, Thenabadu PN, Sheriff MH, Warrell DA. Anti-digoxin Fab fragments in cardiotoxicity induced by ingestion of yellow oleander: a randomised controlled trial. Lancet. 2000;355(9208):967-72.

Laliberté M. Intoxication fatale aux graines de laurier jaune. Bulletin d’information toxicologique 2012;28(2):11-15. [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/intoxication-fatale-aux-gr…

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 28, Numéro 2, avril 2012