Définitions et enjeux conceptuels

La maltraitance envers les enfants

La maltraitance est un concept générique qui englobe toutes les formes de négligence, de violence ou d’abus susceptibles de nuire à la sécurité et à l’intégrité physique et psychologique de l’enfant. Il s’agit à la fois d’actes omis, c’est-à-dire de l’absence de réponse aux besoins d’ordre physique, psychologique et social de l’enfant, et d’actes commis, c’est-à-dire dirigés directement ou indirectement contre celui-ci. Ces actes peuvent également donner lieu à une intervention des services de protection de la jeunesse en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ)1. Il faut noter que la violence sexuelle, même si elle constitue un motif de compromission prévu dans cette loi, n’est pas considérée dans le présent chapitre (voir chapitre 3).

Au Québec, les modifications apportées à la LPJ et entrées en vigueur 2007 ont permis de mieux définir les diverses formes de maltraitance à partir des travaux de recherche dans le domaine. Ainsi, l’article 38 de la LPJ précise les situations qui compromettent la sécurité ou le développement d’un enfant, incluant l’abandon, la négligence physique (omission de répondre aux besoins alimentaires, vestimentaires, d’hygiène ou de logement), la négligence sanitaire (omission ou risque sérieux d’omission de procurer les soins de santé physique ou mentale nécessaire), la négligence éducative (omission ou risque sérieux d’omission de fournir une surveillance ou un encadrement nécessaire pour assurer la scolarisation), les mauvais traitements psychologiques (lorsque l’enfant subit de façon grave ou continue des comportements tels que l’indifférence, le dénigrement, le rejet affectif, l’isolement, les menaces, l’exploitation et l’exposition à la violence conjugale), et l’abus physique (lorsque l’enfant subit ou encourt un risque sérieux de subir des sévices corporels, ou est soumis à des méthodes éducatives déraisonnables) [13].

La violence envers les enfants

La notion de méthodes « déraisonnables » pour qualifier les situations d’abus physique est importante puisqu’elle départage, au Québec et au Canada, les conduites de punitions corporelles des conduites abusives qui nécessitent un signalement à la protection de la jeunesse, même si cela est sujet de controverse dans la communauté scientifique [14,15]. L’article 43 du Code criminel canadien2, dont la Cour suprême a récemment réitéré le caractère constitutionnel [16], présente des critères qui encadrent la notion de « force raisonnable », au cœur même de la définition des punitions corporelles. Par exemple, la force est considérée raisonnable lorsque : elle est utilisée à l’endroit des enfants âgés entre 2 ans et 12 ans; les enfants peuvent en tirer une leçon; elle n’implique pas d’objets ni de gifles ou de coups portés à la tête; elle n’est pas dégradante, cruelle ou préjudiciable; lorsqu’elle est légère et qu’elle a un effet transitoire et insignifiant; et qu’elle ne résulte pas de la frustration, de l’emportement ou du tempérament violent du parent [15]. Ces critères sont toutefois difficiles à appliquer considérant que les enfants de moins de 2 ans sont parmi ceux les plus souvent victimes de punitions corporelles [17], que la frustration du parent est souvent l’élément déclencheur de la punition corporelle et qu’il est difficile, voire impossible, de juger du caractère léger et transitoire de celle-ci [18]. D’ailleurs, pour plusieurs, le fait de considérer constitutionnel le recours à la force raisonnable dans l’éducation des enfants entraîne des confusions tant juridiques [19], cliniques [20] que citoyennes; la population étant encline à croire que puisqu’il s’agit d’une pratique légitime, elle est donc bénéfique pour l’enfant [14].

Afin de pallier cette dichotomie entre pratiques raisonnables et déraisonnables, plusieurs chercheurs adoptent une perspective de tolérance zéro. Toute punition corporelle est ainsi considérée comme une forme de violence sur la base du fait que même les pratiques courantes, telles qu’une fessée, portent atteinte aux droits fondamentaux des enfants [20,21] et peuvent s’avérer dommageables pour leur développement [22–24]. Cette posture ne fait toutefois pas l’unanimité dans la communauté scientifique en raison notamment des biais à la validité interne qui rendent difficile, voire impossible, l’établissement d’un lien de causalité entre les punitions corporelles et le développement ultérieur des enfants [25,26].

Outre la considération des conséquences sur le développement des enfants comme motif pour déterminer la nature violente des actes commis ou omis, de nombreux chercheurs ont préconisé une approche conceptuelle de la violence axée sur un continuum de gravité, allant des pratiques parentales positives aux pratiques violentes ou abusives, toutes formes confondues – qu’il s’agisse de violence physique, de négligence ou de maltraitance psychologique [27–31]. Or, dans cette perspective d’un continuum, la ligne est parfois mince entre ce que l’on considère comme étant de la discipline et ce qu’on considère comme étant de la violence [18,32], ou entre la réponse adéquate aux besoins de l’enfant et la négligence [33]. Pour cela, différents critères pour statuer sur la gravité ou la chronicité des situations ont été proposés. On retrouve notamment l’âge de l’enfant au premier incident, la persistance, la durée, la fréquence et la récurrence des épisodes de négligence ou de violence [34–36], le cumul des risques familiaux [37] et la cooccurrence des diverses formes de maltraitance [38–40].

Notions de cooccurrence et de violence multiple

Relativement récente, la notion de cooccurrence, ou de violence multiple, provient du constat à l’effet que les enfants sont rarement victimes d’une seule forme de mauvais traitement dans la famille [39,41–44], et qu’il existe des liens étroits entre la violence parentale et la violence conjugale [45,46]. Dans la même veine, il existe tout un pan de recherches qui s’est intéressé à documenter la trajectoire de victimisation des enfants, que ce soit à l’intérieur même de la famille [47–49], entre autres par la récurrence des signalements à la protection de la jeunesse [50–53], ou à l’extérieur de la famille par l’étude des liens avec d’autres types de victimisation, dont la violence communautaire [54], la violence sexuelle, les voies de fait [47] ou la violence dans les relations amoureuses [55]. Ces différents constats ont mené à une conceptualisation de la maltraitance qui est ainsi passée d’une vision cloisonnée par formes et par types à une vision plus holistique, d’où le développement du concept de polyvictimisation afin de désigner les enfants ayant vécu plusieurs formes de victimisation distinctes dans différentes sphères de leur vie (familiale, scolaire, communautaire) [56,57]. La considération de la cooccurrence des différentes formes et types de violence envers les enfants est désormais incontournable; les études montrant que les expériences de violence multiples vécues par les enfants et les adolescents sont davantage la norme plutôt que l’exception, et que l’accumulation de victimisations entraîne davantage de conséquences sur l’enfant que leurs formes individuelles [58–60]. Pour la plupart des enfants victimes, la maltraitance doit ainsi être considérée comme une condition de vie plutôt qu’un événement ponctuel.

  1. « Pour l’application de la présente loi, la sécurité ou le développement d’un enfant est considéré comme compromis lorsqu’il se retrouve dans une situation d’abandon, de négligence, de mauvais traitements psychologiques, d’abus sexuels ou d’abus physiques ou lorsqu’il présente des troubles de comportement sérieux. » Loi sur la protection de la jeunesse, L.R.Q., chapitre P-34.1.
  2. « Tout instituteur, père ou mère, ou toute autre personne qui remplace le père ou la mère, est fondé à employer la force pour corriger un élève ou un enfant, selon le cas, confié à ses soins, pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances. »