1 novembre 2008

Surveillance biologique de l’exposition aux hydrocarbures aromatiques polycycliques d’origine industrielle à Baie-Comeau

Article

M. Bouchard, Département de santé environnementale et santé au travail, Chaire d’analyse et de gestion des risques toxicologiques et Groupe de recherche interdisciplinaire en santé, Université de Montréal,

C. Tremblay, Chercheur autonome, Longueuil 

L. Normandin, Institut national de santé publique du Québec

F. Gagnon, Institut national de santé publique du Québec et Département des sciences de la santé communautaire, Université de Sherbrooke

Introduction

En 2002, l’aluminerie de Baie-Comeau découvrait qu’à certains endroits les concentrations de benzo(a)pyrène B(a)P, un hydrocarbure aromatique polycyclique (HAP), dans les sols résidentiels d’une partie du quartier Saint- Georges dépassaient les critères fixés par le ministère du Développement durable, de l'Environnement et des Parcs.

Suite à ce constat, une campagne d’échantillonnage a été effectuée. Celle-ci a permis d’identifier que les sols de 135 terrains de certaines rues du quartier Saint-Georges étaient contaminés en HAP. Malgré le fait que ces terrains aient été réhabilités afin de les remettre dans leur état initial et que les résidants de la zone ciblée de ce quartier aient reçu l’assurance de la Direction de la santé publique de la Côte-Nord que leur santé n’était pas menacée, ceux-ci demeuraient tout de même inquiets de la situation en regard de leur santé.

Étant donné le potentiel cancérogène de plusieurs substances de la famille des HAP et le fait que les alumineries qui utilisent la technologie Söderberg émettent des concentrations atmosphériques de HAP non négligeables, il devenait donc important d’évaluer l’exposition à ces substances auprès de la population générale du quartier Saint-Georges résidant à proximité de l’aluminerie.

Un programme de surveillance biologique de l’exposition aux HAP d’origine industrielle auprès des citoyens du quartier Saint-Georges résidant à proximité de l’aluminerie a donc été mis en place. L’intérêt d’une telle étude était d’évaluer, à partir de mesures urinaires répétées d’indicateurs biologiques, si les rejets atmosphériques de HAP émis par l’aluminerie de Baie- Comeau et le fait de demeurer à proximité de l’aluminerie contribuaient à augmenter significativement les doses absorbées de HAP par rapport à un groupe témoin, tout en tenant compte de facteurs de confusion potentiels.

Matériels et méthodes

Afin de réaliser cette étude longitudinale, un recrutement exhaustif par contact téléphonique a été effectué sur certaines rues ciblées du quartier Saint-Georges tandis qu’un recrutement téléphonique aléatoire a été effectué pour le secteur Mingan. Les individus recrutés étaient des personnes des deux sexes âgées de 16 à 64 ans.Les fumeurs, les personnes exposées en milieu de travail aux HAP ainsi que celles qui utilisaient des onguents ou des shampooings à base de goudron ont été exclues de l’étude de même que celles atteintes de pathologies hépatiques ou rénales et celles traitées pour un cancer.

L’étude s’est déroulée sur deux périodes de l’année, soit à l’automne 2005 et au printemps 2006. Pour chacune de ces périodes, les participants ont fourni leur première urine complète au lever à quatre reprises, soit une fois par semaine, durant quatre semaines consécutives à l’automne 2005 et deux fois par semaine durant deux semaines consécutives au printemps 2006. Durant les trois jours précédant chacune des collectes urinaires, l’exposition des participants à différentes sources d'HAP a été documentée à l’aide d’un questionnaire auto-administré. Ce questionnaire portait sur les habitudes de vie des participants et sur le nombre de portions d’aliments riches en HAP consommés par ceux-ci, soit les aliments grillés, frits ou fumés.

Parallèlement au programme de surveillance biologique de l’exposition aux HAP d’origine industrielle, des mesures environnementales de différents HAP ont été réalisées. Pour le quartier Saint-Georges, les mesures ont été réalisées à partir de deux stations d’échantillonnage fixes situées à proximité des résidences et à environ 1 km et 1,5 km de l’aluminerie. Quant au secteur Mingan, une station d’échantillonnage, située à environ 11 km de l’aluminerie, a été installée temporairement pour la durée de l’étude. Durant les deux jours précédant chacune des collectes urinaires de l’automne 2005, deux échantillonnages en continu, chacun d’une durée de 24 heures ont été effectués aux trois stations d’échantillonnage. Toutefois, pour la période du printemps 2006, deux échantillonnages de HAP atmosphériques consécutifs de 24 heures ont été effectués durant les deux jours précédant la collecte d’urine du mercredi matin alors qu’un seul échantillonnage atmosphérique d’une durée de 24 heures a été réalisé dans les 24 heures précédant la collecte du mardi.

Des métabolites de plusieurs HAP ont été mesurés dans l’urine des participants; ceux-ci incluent : i) le 1-hydroxypyrène (1-OHP), le biomarqueur le plus utilisé et le plus reconnu aux fins de l’évaluation de l’exposition aux HAP; ii) le 1- et 2-naphtol à titre de référence puisque leur produit-mère, le naphtalène, est peu émis par les alumineries; iii) de façon exploratoire, les pyrène-1,6 et 1,8-diones, des biomarqueurs novateurs, et les métabolites 3- et 6-hydroxychrysène, 3-hydroxyfluoranthène et le 1- et 3-hydroxybenz(a) anthracène. De plus, la cotinine urinaire, un métabolite de la nicotine, a également été mesurée dans le premier des échantillons urinaires fournis par les participants pour chacune des deux périodes afin de confirmer que ceux-ci n’étaient pas exposés à la fumée de tabac active.

Les échantillons urinaires de deux des semaines de collectes urinaires de l’automne 2005 de même que tous les échantillons collectés au printemps 2006 ont été analysés par chromatographie en phase liquide à haute pression (UPLC) couplée à un spectromètre de masse en temps de vol (MS-TOF). Cette méthode s’est avérée plus sensible pour détecter de faibles niveaux de métabolites urinaires d'HAP que par la méthode de chromatographie en phase gazeuse avec détection par spectrométrie de masse, initialement utilisée.

Résultats

Durant les 24 heures précédant la collecte urinaire, les concentrations atmosphériques de B(a)P mesurées aux stations d’échantillonnage du quartier Saint-Georges variaient de 0,02 à 25,2 ng/m3 et celles du pyrène se situaient à des valeurs inférieures à la limite de détection analytique jusqu’à 27,6 ng/m3. Comparativement au quartier Saint-Georges, les concentrations atmosphériques de BaP et de pyrène du secteur Mingan étaient plus faibles et variaient respectivement de 0,02 à 0,30 ng/m3 et à des valeurs inférieures à la limite de détection analytique jusqu’à 0,45 ng/m3.

Au total, 73 individus demeurant à environ 1 km de l’usine, dans le quartier Saint-Georges (groupe « exposé »), ont été comparés, de façon répétée, à 71 individus résidant à au moins 11 km de l’usine, dans le secteur Mingan (groupe « témoin »). Les résultats d’analyses bivariées montrent que, pour la plupart des journées de collectes, les individus demeurant près de l’usine montraient des concentrations urinaires significativement plus élevées de 1-OHP que ceux vivant plus loin de l’usine; pour plusieurs des journées de collectes, il en était de même pour les pyrène- diones. Les résultats d’analyse de variance à mesures répétées, effectuées en considérant les individus ayant fourni des urines toutes les journées d’échantillonnage, montrent aussi une différence statistiquement significative dans l’excrétion du 1-OHP entre le groupe « exposé » et le groupe « témoin » (p < 0,001) et l’absence de différence statistiquement significative dans les concentrations selon les journées de collectes (p = 0,389); pour les pyrène-diones, une différence significative dans les concentrations entre le groupe « exposé » et le groupe « témoin » a également été mise en évidence (p = 0,035) mais une différence significative dans l’excrétion a aussi été observée selon les journées de collectes d’urine (p < 0,001).

Dans le groupe demeurant près de l’usine, les concentrations moyennes géométriques de 1-OHP variaient de 0,047 à 0,058μmol/ mol créatinine, dépendant de la journée de collecte, comparé à 0,025 à 0,040 μmol/mol créatinine dans le groupe « témoin ». Les moyennes correspondantes pour les pyrène-diones étaient de 0,017 à 0,056 μmol/mol créatinine et de0,014 à 0,039 μmol/mol créatinine, respectivement. Le 1- et 2-naphtol urinaires, mesurés comme référence, n’ont pas montré de différence significative entre les deux groupes, sauf pour deux journées de collectes où des concentrations urinaires significativement plus élevées de 1-naphtol ont été observées dans le groupe « témoin »; les concentrations des métabolites des autres HAP évalués (chrysène, fluoranthène, benz(a)anthracène) étaient majoritairement sous la limite de détection analytique de 0,005 à 0,01 μg/L dépendant des métabolites, le pourcentage de détection variant de 0 à au plus 21 %.

Conclusion

Les résultats indiquent que les individus de cette étude demeurant à proximité de l’aluminerie étaient exposés de façon répétée à des niveaux plus élevés de pyrène que ceux du groupe « témoin ». Toutefois, les concentrations observées dans ce premier groupe étaient inférieures à la concentration de référence de 0,24 μmol/mol créatinine proposée par Jongeneelen en 2001, et correspondant à la plus faible valeur de 95e centile de distribution de concentrations rapportée dans la littérature à cette époque pour des populations non fumeuses sans exposition professionnelle; ceci suggère une exposition aux HAP dans notre groupe « exposé » au moment de l’étude comparable à celle des autres populations générales de non-fumeurs étudiées dans la littérature jusqu’en 2000. Par ailleurs, l’absorption des autres HAP évalués et associés aux émissions de l’usine était trop faible pour augmenter significativement l’excrétion de leurs métabolites.